TÉMOIGNAGE D'EVA HEMMER - PROMOTION 2001

Retrouvez le témoignage d'Eva Hemmer qui nous présente son parcours international ultre-riche et ses travaux de recherche sur les Lanthanides et les nanoparticules à l'Université d'Ottawa, au Canada.

Pouvez-vous vous présenter ?

J’ai commencé mes études en Génie des Matériaux il y a maintenant plus de 20 ans à Sarrebruck, en Allemagne puis je suis partie en échange à Nancy où j’ai attrapé la « maladie d’Erasmus », c’est comme un virus qui t’infecte et après ça j’ai toujours eu besoin de bouger d’un pays à un autre. Je suis ensuite rentrée en Allemagne pour faire ma thèse à Sarrebruck, à l’Institut des Nouveaux Matériaux. Comme mon responsable de thèse était chimiste, il m’a fait découvrir une approche plus chimique des matériaux et ça m’a permis de découvrir les lanthanides, des matériaux avec des propriétés optiques et magnétiques très intéressantes. Ma thèse était donc plutôt tournée vers la chimie des matériaux, leur synthèse et la caractérisation des nanomatériaux. Après deux ans de thèse, mon professeur a eu une offre de l’Université de Wurtzbourg, en Bavière donc on a changé de labo. 

Un jour il m’a proposé de partir au Japon. Au début je ne savais pas trop puis je me suis laissée tenter. Je suis donc partie pour un stage de deux mois et mon prof Japonais m’a proposé de revenir pour y faire un post-doc. Je suis donc rentrée en Allemagne pour finir ma thèse puis je suis retournée au Japon, à l’Université des Sciences de Tokyo (Tokyo University of Sciences). J’y travaillais toujours sur les lanthanides et les nanoparticules en étudiant leurs propriétés optiques en imagerie biologique. On utilise ces matériaux parce qu’ils peuvent absorber dans l’infrarouge proche et émettre dans l’UV et le visible. Ça peut paraître illogique parce qu’on génère un niveau d’énergie plus haut que celui absorbé mais c’est possible parce qu’on utilise plusieurs photons : c’est un processus multi-photonique appelé « conversion vers le haut ». On utilise les infrarouges proches en imagerie biologique parce que nos corps sont opaques à la lumière visible et aux UV. Ainsi, avec l’infrarouge proche il y a moins d’interactions (absorption, diffusion) avec la matière biologique donc on peut aller plus profondément dans les tissus.  

J’ai donc passé 4 ans au Japon que j’ai vraiment adoré. Je me suis posée la question de rester mais le problème était vraiment la langue, je faisais des efforts pour l’apprendre mais peut-être pas suffisamment. J’ai donc choisi de continuer en faisant un autre post-doc dans un autre pays et j’ai eu l’opportunité de rejoindre l’Institut National de la Recherche Scientifique à Montréal où j’ai intégré un groupe travaillant aussi sur les lanthanides.

On étudiait surtout les propriétés optiques de ces matériaux et j’y ai découvert de nouvelles caractéristiques. Les lanthanides ont des bandes spectroscopiques très bien formées. Ainsi, quand on change un peu la température, la variation se voit sur le spectre optique. On peut donc les utiliser comme des thermomètres nanoscopiques en les injectant dans le corps humain. Les particules vont par exemple entrer dans une cellule cancéreuse où les températures sont un peu plus élevées que dans les tissus sains et on pourra diagnostiquer plus tôt la maladie. On appelle ça la nano-thermométrie (ou thermométrie nanométrique) et j’ai fait ça pendant près de 3 ans à Montréal. Bien que dans mon équipe de recherche on parlait anglais, j’ai pu réactiver un peu mon français, que j’avais presque perdu au Japon. 

Comme on ne peut pas être post-doc à l’infini, ce que j’aurais adoré, j’ai commencé à postuler pour des postes en sciences au Canada et j’ai trouvé un poste ici à l’Université d’Ottawa. En 2016, j'ai fondé mon groupe de recherche indépendant. Comme c’est la plus grande Université bilingue franco-anglaise au monde, elle est toujours à la recherche de personnes capables d’enseigner dans les deux langues donc j’avais un vrai avantage en parlant déjà français. Les cours du premier cycle y sont tous donnés dans les deux langues. Pour ma part, je dispense deux cours de premier cycle en français (structures et liaisons, et chimie minérale) et deux cours en anglais pour les 4èmes années et les étudiants de 2ème cycle.

Côté recherche on continue toujours avec les lanthanides, on essaie de développer des approches de synthèses plus efficaces que celles qui existent. On utilise par exemple des micro-ondes similaires à celles utilisées en cuisine. Pour synthétiser des matériaux il faut comprendre différents paramètres comme la chimie de la réaction pour obtenir certains types de matériaux ou être capables de contrôler les phases cristallines puisqu’elles ont des influences sur les propriétés optiques et magnétiques des matériaux. On essaie aussi de contrôler la chimie de surface des nanoparticules en fonction de l’application ; pour des applications dans la médecine ou l’ingénierie biologique, on a besoin de molécules dispersibles dans l’eau et non toxiques. On a aussi un projet de recherche en collaboration avec le département de Biologie au cours duquel on incube des nanoparticules dans des larves et on regarde où on les retrouve quand elles grandissent et deviennent des poissons. On parle aujourd’hui beaucoup de l’utilisation des nanoparticules en médecine, mais dans les faits, quand on injecte des nanoparticules dans un corps, on en a moins de 10% qui arrivent là où on en avait besoin. Le reste est éliminé par notre système immunologique, nos reins, notre foie ou stagne dans notre corps. Le but de ce projet est donc de mieux comprendre les interactions de ces nanoparticules avec les corps.

 

Est-ce que vous avez eu besoin de reprendre des cours de biologie pour comprendre les interactions entre le corps et les nanomatériaux ou est-ce que la collaboration avec des biologistes suffit ?

Je n’ai jamais pris de cours de biologie, ça suffit avec les collaborations mais c’est vrai que parfois ma post-doc me montre des photos de poissons et je n’ai aucune idée de ce que c’est comme je ne connais pas l’anatomie des poissons. Finalement on apprend au fur et à mesure grâce aux discussions avec les experts.

 

Parliez-vous français avant de venir en France ou est-ce que vous avez appris en venant à l’EEIGM ?

Je parlais français avant car je viens de Sarrebruck et c’est tellement proche que la première langue qu’on apprend c’est le français. J’ai donc commencé à 10 ans et j’avais déjà 9 ans de français derrière moi quand je suis arrivée à Nancy. 

 

Vous avez vécu en Allemagne, en France, au Japon et maintenant au Canada, est-ce que vous avez remarqué des différences en termes de méthodes d’apprentissage et d’enseignement ?

Complètement oui ! Pour le Japon je ne peux pas trop dire parce que je n’étais ni étudiante ni enseignante à cause de la langue, mais j’ai l’impression que c’est le plus hiérarchique de tous ces pays : on ne remet pas en question ce que disent les profs, ils sont très respectés. En Allemagne on voit peu les profs en dehors des cours. Pour poser des questions, on se tourne vers les chargés de TD et de TP. A Nancy l’enseignement est assez similaire, on a des polys, on prend des notes et le soir on révise.

Au Canada, c’est complètement différent, quand j’ai commencé à enseigner ici ç’a été un « suicide culturel ». Il y a par exemple beaucoup d’étudiants qui me tutoient et m’appellent par mon prénom et ça me paraît toujours un peu bizarre. Ce qui est très différent aussi c’est que les étudiants ont besoin de beaucoup de support, comme les slides de cours et des instructions très détaillées. C’est assez intense. Pour les examens, c’est également différent : en France ou en Allemagne, si on rate un examen c’est raté et voilà ; ici si la moyenne n’est pas de 75% c’est déjà la catastrophe. De nombreux étudiants sont très ambitieux car ils veulent obtenir les notes dont ils ont besoin pour être admis à la faculté de médecine, par exemple.  D’un autre côté, ici, l’interaction entre les étudiants et les profs est plus facile, comme je l’ai vu quand j’étais étudiante moi-même. Ils hésitent moins à contacter leurs profs et à poser des questions, ce qui est un atout. Je le vois surtout avec les étudiants qui font leurs projets de recherche dans mon laboratoire, la relation est moins formelle et en générale très bonne. 

 

En dehors de l’enseignement, quelles sont les différences culturelles que vous avez pu observer ?

Peut-être pas culturelles mais plus dans la recherche, dans la manière dont sont les instituts au Canada comparés aux instituts en Allemagne. Ici il y a moins de hiérarchie entre les jeunes profs et ceux qui sont plus établis. Les départements sont aussi plus grands mais les groupes plus petits. Par exemple dans le nôtre il y a 40 profs avec des groupes de 10 à 20 personnes. 

Ce que j’aime ici, c’est que bien que la compétition soit féroce partout, il y probablement plus d’opportunités pour les jeunes chercheurs qu’en Europe. Ici, au début de sa carrière, on est professeur adjoint (assistant professor). « Assistant » ne dit pas qu’on est l’assistant de quelqu’un - on a quand même son propre groupe de recherche et ses propres cours ; à cet égard, on est complètement indépendant. Après 5 à 6 ans, quand on a obtenu des financements de recherche, publié des articles et diplômé ses premiers étudiants, on peut soumettre un dossier à l’Université pour prétendre à un poste permanent.

D’après ce que j’ai entendu, en Allemagne, il y a très peu de postes permanents pour les profs, ce qui rend la démarche plus difficile. Je trouve ça dommage parce que beaucoup de jeunes partent à l’étranger alors que l’Allemagne investit beaucoup dans les études pour ensuite laisser les professeurs partir. On est vraiment face à un brain drain (une fuite des cerveaux) qui pourrait être évité.

 

Est-ce qu’il y a des choses qui vous manquent de l’Europe ou de l’Allemagne plus précisément ? 

Pas tellement… Enfin ma famille quand même et peut-être aussi les vieux quartiers avec leurs petits bars et leurs petits cafés. Ici si quelque chose est vieux, il a au maximum un siècle ! Bien sûr le fromage et le vin français me manquent aussi. On en trouve quand même ici, c’est plus facile qu’au Japon donc non il ne me manque pas trop de choses.

 

Est-ce qu’il y a des compétences que vous avez acquises pendant votre formation à Sarrebruck et à Nancy qui vous servent encore aujourd’hui ? 

Probablement oui. Déjà pour les langues, je me sers du français et de l’anglais quotidiennement. En Génie des Matériaux il y a plein de compétences que je n’utilise pas comme savoir lire des diagrammes de phases ou comprendre les écoulements et transferts. Mais, finalement, ce qui a été essentiel c’est d’apprendre à apprendre et de comprendre les aspects physiques et chimiques des matériaux. Ce qui est très important aussi c’est tous les cours concernant les différents types d’analyses (microscopie électronique à balayage, rayons X, etc.).

Quand vous étiez à l’école, est-ce que vous aviez déjà une idée de ce que vous vouliez faire ? 

Non, j’ai surtout su ce que je voulais faire et ce que je ne voulais pas faire grâce aux stages. J’ai fait mon stage industriel dans une grande entreprise allemande et, même si je m’y suis plu grâce à l’ambiance de travail, ça m’a permis de voir que je ne voulais pas travailler dans l’industrie. Au contraire j’ai beaucoup aimé mon stage recherche et ç’a ensuite été un processus naturel vers le doctorat. Par contre, je ne pensais pas devenir prof, ça me paraissait inaccessible et je ne m’en sentais pas capable, je me voyais plutôt dans un centre de recherche. Ce qu’il s’est passé pour moi c’est que j’ai eu des opportunités et que je les ai saisies. Je pense d’ailleurs que ça peut être un conseil pour les étudiants d’aujourd’hui : si vous voyez des opportunités intéressantes, allez-y ! Même si vous vous dites que ça fait peur, que vous vous retrouvez dans des pays dont vous ne parlez pas la langue, que la culture est différente, que c’est loin…  

Est-ce que vous vous plaisez au Canada ? Vous avez envie de continuer à travailler ici ? 

Je suis encore dans le processus d’obtention d’un poste permanent, j’espère que ce sera le cas l’année prochaine. Je pourrais changer après bien sûr, mais pour le moment ce n’est pas dans mes projets. J’aime bien le Canada, j’ai envie d’y rester.

Est-ce qu’il y a d’autres sujets que vous voudriez aborder ou d’autres conseils que vous voudriez donner aux étudiants ? 

Comme je l’ai déjà dit, je pense que saisir les opportunités c’est vraiment le plus important. Ce qui l’est aussi beaucoup, et l’EEIGM est une École parfaite pour ça, c’est d’avoir un réseau international. J’ai ainsi revu une ancienne camarade à Tokyo 8 ans après être sortie de l’école ! 

Avoir un réseau international a surtout deux avantages : le premier est professionnel, le second c’est qu’il y a toujours un pays où partir en vacances !

Il faut toujours être curieux ça aussi c’est quelque chose d’important, être ouverts et ne pas avoir peur d’essayer quelque chose de différent, ça c’est primordial.

Concernant les cours, je sais que devoir apprendre peut être très frustrant mais au final ça en vaut la peine. Le processus d’apprentissage ne s’arrête jamais, même en étant profs, dès qu’on commence un nouveau sujet de recherche, on doit réapprendre et il y a aussi des moments de frustration quand ça ne marche pas, c’est humain.

J’ai peut-être encore une dernière chose à rajouter : comme l’Université d’Ottawa est entièrement bilingue, il y a pas mal de français qui viennent faire des stages ici. J’avais un stagiaire il y a deux ans qui était étudiant en deuxième cycle à Paris donc, s’il y en a parmi vous qui cherchent une opportunité, sachez que c’est possible à l’Université d’Ottawa !

Interview réalisée par Léa Legoff